Témoignage, 1946. Paul Bouchet. La charte de Grenoble: texte et contexte

Bureau de l’AGE de Lyon.

Ce texte est issu des interventions prononcées lors du colloque du GERME du 20 mai 1995 et du colloque RESSY – UNEF – UNEF ID du 13 avril 1996. Revu par l’orateur pour la publication de Naissance d’un syndicalisme étudiant, la charte de Grenoble 1946, Syllepse, 2006.. 

http://www.germe-inform.fr/?p=1830

Nos témoignages, à Pierre Rostini et moi-même, se complètent mais ne concordent pas toujours. Cela s’explique. Nous ne sommes pas intervenus au même moment, ni au même niveau. Pierre, c’est lui qui a fait la transition. Et en 1945 il est là.

Je suis arrivé à l’AG de Lyon après la Libération. Ce que je dis sur son histoire, c’est ce que j’ai appris après coup. Précisément l’AG de Lyon est donc donnée comme une des AG qui était donnée comme « collabo ». On avait mis un président provisoire pour prendre la place d’un pré­sident, arrêté, qu’on peut peut-être qualifier de « collabo », pas au sens où il est allé jusqu’au bout, mais en tout cas il était très « vichyssois ». Mais il faut savoir que dans la même AG, la corpo de let­tres était animée par Gilbert Dru, as­sassiné par l’occupant Place Bellecour. En droit, le président était véritablement d’une tradition très à droite, longtemps très proche de Vichy, mais il était de ceux qui n’ont pas été collabos. Le vice-président de la corpo était lui d’une famille juive, il a fait de la résistance. On retrouvait dans les facs ce que je viens de dire au niveau de l’AG. Ce contre quoi il faut mettre en garde, comme d’ailleurs contre tous les mani­chéismes de cette pé­riode, c’est contre les simplismes, ce qui amène à ne juger que parcellai­rement les choses. C’est dire avec quel plaisir on voit la qualité des recher­ches. Il faut encore ap­profondir, repérer, reve­nir aux documents. Pour tout le reste, la mémoire enjolive.

Bureau de l’AGE de Lyon. Bureau de l’AGE de Lyon. Paul Bouchet est au premier rang, quatrième à partir de la gauche. Fonds Paul Bouchet / Cité des mémoires étudiantes

J’interviens pour la première fois quand les amis de la Résistance me traînent à l’AG. Je ne savais pas où c’était l’AG. Donc au départ, je suis dans un lieu précis. Je ne suis pas à l’UNEF. je ne sais même pas que cela existe. L’AG est sous séquestre. Le restaurant vient d’ouvrir, il a de quoi nourrir au maximum cent étudiants. C’est tout petit, il y a de vieux fourneaux. Et ceux qui s’en occupent, ce sont des jeunes communistes. Il n’y a plus d’AG. Evidemment les besoins sont immenses et ils ne sont pas satisfaits.

J’avais craché mes poumons, comme beaucoup à l’époque, j’avais été obligé de me soigner à la campagne, je venais d’en revenir après avoir heureusement reconstitué ma santé et mes forces, je reprenais mes études en droit. Un beau jour un copain de médecine, un copain de résistance, il s’appelle Jean Bergeret, qui était un copain de Miguet, lui aussi de la résistance chrétienne, me dit « ça ne peut pas durer, avec tous les problèmes qu’il y a, il faut à tout prix qu’on fasse quelque chose. Le monde étudiant va se diviser ». Il y avait déjà l’Union patriotique des organisations étudiantes membre aussi de l’Union patriotique des organisations de jeunesse qui tendait à devenir un petit parlement étudiant où effectivement les chrétiens étaient en tant que tels, les communistes en tant que tels, les radicaux en tant que tels, etc. avec des batailles d’influence, ce que l’on ne connaît que trop par les temps qui courent : l’entrisme, le sortisme, le groupusculaire, etc. Ceux-là disent non. Ce n’est pas à la hauteur de la situation de l’histoire. Certes, la vieille AG était sous séquestre, mais malgré tout, c’est ça qu’il faut reprendre parce qu’il y a quelques installations matérielles, il y a un vieux fourneau, on peut faire des repas, il y a un local.

J’arrive donc au comité d’AG. Il y avait un président provisoire, c’est un résistant des maquis de l’Ain, et un vice-président dont il avait été décidé qu’il serait président, (décidé par ceux qui étaient les héritiers de l’UNEF dont ils parlent). Il y a les autres, qui effectivement, sont plus directement issus de la tradition résistante. Jacques Miguet, qui était déjà délégué au congrès de Dax, puis président de la commission d’études syndicales a eu son frère tué pendant l’Occupation. C’est le fils d’un médecin qui habitait près de la frontière suisse, c’est des gens pour qui la Résistance, c’est toute leur vie durant cette période. C’est la fidélité aux martyrs, c’est la fidélité à ceux qui sont tombés. C’est quelque chose qui est très loin, il faut le dire, de l’ambiance que l’on trouve dans les conseils d’administration de l’UNEF. On disait « l’AG est un merdier, l’UNEF est un fromage, il faut assainir le merdier, il faut chasser les rats du fromage ».

Donc on me dit de venir, « ce soir il y a les élections, on a confiance en toi, tu seras accepté par tous les courants, ceux de la Résistance veulent que ce soit toi ». On m’amène. J’ai été élu à une voix. Celui qui était contre moi n’était pas du tout un collabo, c’est un type qui avait sa croix de guerre, qui avait combattu dans les armées de la libération, Disons qu’il était plus « traditionnel » que moi, mais il avait la confiance de ceux qui avaient commencé à être les gestionnaires, qui s’occupaient du restaurant, de tout ça. Ceux qui veulent le faire élire, veulent quelqu’un qui connaît déjà la maison, et qui va pouvoir faire tourner les services matériels qui sont obsédants : nourrir, loger les étudiants, les soigner. Moi on ne me connaissait pas, et pour cause, je n’y étais jamais allé. J’étais mis en minorité naturellement dans mon bureau au bout de huit jours, ça, ça correspondait déjà à des situations que vous connaissez bien. Ce que vous connaissez moins bien c’est que moi, au bout de huit jours, j’ai retourné la situation. J’ai dit : je serai l’homme de l’union, il faut m’en donner les moyens. Et en huit jours ça s’est fait. J’ai reconvoqué un comité d’AG, qui à la quasi-unanimité m’a réinvesti, et à ce moment là on s’est mis au travail, immédiatement. La Charte est sortie dans les trois mois qui ont suivi, en même temps qu’on mettait la main à la pâte. Le restaurant qui servait 70 repas quand je suis arrivé en servait 1200 quand je suis parti. Ca ne s’est pas fait tout seul.

L’esprit de la Résistance : l’amalgame.

Au sortir de la guerre, c’est cet esprit de la Résistance qui marque indubitablement la commission syndicale de l’AG de Lyon qui va préparer le texte soumis au congrès de Grenoble. C’est cet esprit qui marque toute la ville. Lyon se veut capitale de la Résistance. Lyon est la ville où quand les monômes défileront pendant plusieurs années ils font le détour Place Bellecour devant l’endroit précis, l’ancien café du Moulin à Vent, où la Gestapo a laissé cinq cadavres exposés pendant des heures, dont celui de Gilbert Dru.

Un détail, à lui seul rend de la couleur humaine. Les premiers défilés qui regroupaient les étudiants faisaient le détour par Bellecour, le lieu même où le corps de Gilbert Dru avait été exposé pendant des heures. On passait devant, et là on avait besoin de quelque chose : à partir du silence qui gagnait notre mo­nôme, et bien on posait une faluche. Pourtant, nous, les résistants, quant on était arrivés à l’AG, on regardait évidemment ce côté folklore de très haut. Si on a finalement retenu la faluche, c’est que nous-mêmes, c’est notre apport à la tradition. C’est quelque chose que nous avons examiné très rapidement. C’est une chose qui peut paraître dérisoire aujourd’hui si on ne voit pas la force exceptionnelle : il nous fallait un symbole commun, déposer une faluche symbolisait l’amalgame.

Gilbert Dru est un de ceux à qui Aragon, poète officiel du PC triomphant à l’époque, dédie précisément « la Rose et le Réséda », « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas », c’est à la fois Estienne d’Orves, l’aristocrate et c’est Gabriel Péri, journaliste à L’Humanité, mais c’est aussi, c’est la dédicace, Guy Mocquet, le lycéen communiste martyr de Chateaubriand, et Gilbert Dru précisément.

C’est donc ces deux courants ainsi réunis par un poète, que l’on voit cohabiter de façon de plus en plus difficile. Mais ils cohabitent.

La commission d’études syndicales

Et dans la commission d’études syndicales de Lyon, ils y cohabitent avec une volonté effectivement d’action, mais d’abord une volonté de synthèse intellectuelle : ne pas reprendre les débats qui sous prétexte d’idéologie, sont des débats de division. Pourtant, des débats idéologiques, il y en avait. On discutait passionnément. La guerre avait redistribué les cartes beaucoup plus qu’on ne le dit présentement. Et donc on ne regardait pas ce qu’avait fait untel ou untel dans le passé, on regardait plus attentivement ce qu’il avait fait dans la période de l’Occupation, ce que nous appelions la « fidélité à l’honneur étudiant ». Il y avait une plaque qui était dédiée à tous les étudiants lyonnais morts de 1940 à 1944 pour « l’honneur étudiant, pour la patrie française et pour la liberté du monde ».

Le projet élaboré dans la commission d’études synidicales de Lyon sous la présidence de Jacques Miguet. Lyon étudiant 1946

Le projet élaboré dans la commission d’études synidicales de Lyon sous la présidence de Jacques Miguet. Lyon étudiant 1946

Dans le petit groupe de ceux qui ont rédigé ce texte, à la présidence de la commission, il y avait donc Jacques Miguet. D’une famille de médecins, il a fini conseiller général UDF dans sa propre ville, mais de la tradition chrétienne de ceux qui d’emblée, derrière Témoignage Chrétien avaient dit non au nazisme. Son frère était l’un de ceux dont les corps jalonnaient les routes, des corps qu’on relevait dans les fossés après les combats. Après lui, il y avait Jean Beurton, qui avait été FTP dans cette même Haute-Savoie. Et moi, à qui on avait demandé de venir présider l’AG.

On disait « le droit du travail s’applique à nous ». C’est allé très vite. On s’est mis au travail. Je suis monté à l’UNEF à Paris pour la première fois, on a continué la commission, on a rapporté au congrès. Ca a été très vite. C’est un moment où on phosphorait. C’est pourquoi il y avait l’amalgame. Les courants on peut les repérer mais après coup. L’UJRF, c’est dans l’annuaire de l’AG qu’ils s’exprimaient, comme tout le monde. Ils ont essayé pour se distinguer, non de parler de jeunes travailleurs intellectuels, mais « il faut faire prendre conscience aux étudiants de leurs droits et de leurs devoirs. Mais en tant que Républicains, en tant que Français, en tant qu’Hommes ». Moi je préfère « jeune travailleur intellectuel » “à « l’étudiant est un républicain français et homme ».

« L’apolitisme »

L’intégration des traditions dans le nouveau répertoire d’action. Paul Bouchet ouvre la page de la faluche et des traditions de Lyon étudiant 1946

L’intégration des traditions dans le nouveau répertoire d’action. Paul Bouchet ouvre la page de la faluche et des traditions de Lyon étudiant 1946

« L’apolitisme », c’est vrai que c’est la tarte à la crème de l’avant-guerre. C’est très commode dès qu’un problème est difficile… Notre génération avait appris sur le terrain le danger qu’il y avait à se définir sur des mots au lieu de se définir dans l’action. On avait bien vu que ce terme d’apolitisme était totalement équivoque. Pour situer, on même temps qu’on a publié la Charte de Grenoble j’ai écrit un article en 1946, « un an d’efforts » où j’explique « qu’est-ce qu’un syndicalisme étudiant” ». J’en cite quelques passages : « pour nous le syndicalisme étudiant ne se définit pas négativement. A-politique, A-religieux, sont de contenu variable suivant les lieux et les époques, cependant les conditions pratiques nécessaires à l’union ce n’est point l’essence même du syndicalisme. Nous croyons au contraire que le syndicalisme étudiant doit être quelque chose de positif. Il a pour but, dans la phase intermédiaire avant la difficile unité, de créer l’union nécessaire à l’efficacité de l’action sur le maximum de points possibles. Loin d’être statique et enfermé dans une définition qui le limite à l’avance, il a au contraire pour but essentiel d’accroître toujours le nombre de points communs sur lesquels un seul front sera désormais possible, en créant un climat de confiance et d’amitié et en stimulant un effort d’intelligence et de compréhension ». Donc, c’est clair. Nous, ce que l’on critiquait chez les anciens de l’extrême gauche, ce n’est pas leur position. Beaucoup d’entre nous avaient des positions au moins identiques, mais nous critiquions un langage qui ne pouvait que diviser les gens. Ce n’est pas en les injuriant qu’on peut les faire syndiquer dans le même syndicat. Et nous disions, le but c’est d’unifier justement les gens sur le maximum de points possibles, mais pour ça nous ne disions pas « corporatisme », on ne disait pas que sous prétexte que c’est « politique » on ne peut pas s’en occuper, mais nous disions aux autres « cessez avec votre langage de chapelle de diviser alors qu’il faut justement unir », et pour nous c’était un même et seul combat. On avait forgé à un moment donné, je l’ai écrit aussi, le terme « d’apartitisme ». Je n’en suis pas spécialement fier, mais il fallait bien sémantiquement faire un petit glissement, on avait des batailles. Encore en 1946, au moment où Franco avait demandé d’étrangler des leaders étudiants en Espagne, j’ai voulu dans ma propre association de base (en droit) organiser une manifestation en solidarité avec les étudiants espagnols. C’était très difficile, il y avait des gens qui nous ressortaient l’apolitisme. On a tout de même réussi, on a pris contact avec des mouvements divers : catholiques, protestants, tout le monde. On a dit : si on se divise, il n’y aura rien. On s’est mis d’accord, et on s’est retrouvés une fois de plus symboliquement au pied du lieu où Gilbert Dru était tombé.

Il est vrai que l’apolitisme était la commodité verbale pour camoufler l’impuissance d’action de l’UNEF d’avant guerre dans certaines conditions.

On sait que Daladier avait été bibliothécaire de l’AG de Lyon. On sait que Auriol avait été président de l’AG de Toulouse. On sait qu’il y a un certain nombre de gens comme ça, et vous le remarquez, qui sont d’une gauche plus ou moins relative, mais cela n’a rien à voir avec l’Action Française comme si cela avait été une constante de l’UNEF d’avant guerre. Ca c’est l’histoire parisienne. En général en Province on a des surprises différentes. On s’aperçoit que beaucoup d’AG étaient dreyfusardes. Il y a même eu des scissions sur cela. Ca reste à explorer très largement. Il y avait des moments où ça changeait pour un an ou deux ans, mais dire d’une façon globale, comme on le dit trop facilement, qu’il y a des périodes où l’AG était fasciste ou AF, ce n’est pas sérieux. Les AG de l’UNEF n’ont jamais été durablement fascistes. Dans le midi il est arrivé notamment, parce que c’était le milieu sociologique et idéologique dominant, à Aix Marseille notamment, que des AG soient plus durablement contrôlées par des courants de droite. Mais si vous prenez l’ensemble de l’histoire, qui est à faire pour l’essentiel, mais pour ce que j’en connais par morceaux quand même assez importants, ce n’est pas une image comme ça. C’est beaucoup plus composite. J’ai évoqué des présidents d’avant guerre, et qui ont été des gens du Front Populaire après. Autour de Jean Zay, il y a Claude Delorme, qui est président de l’UNEF avant guerre, qui finira député socialiste, il y a surtout Rosier, qui a été président de l’AG de Lyon. Nous en s’en méfiait un peu comme d’un ancien qui voulait encore exercer une tutelle, on craignait le paternalisme, nous craignions tous les « ismes », celui-là aussi. Rosier est à l’origine de la création d’œuvres sociales et culturelles de première importance, et il est très près de Jean Zay. Il est trop facile de dire que parce que des gens d’extrême gauche prétendaient que l’UNEF était à droite ou fasciste elle l’était. Ceci est typique du climat d’avant-guerre, ces batailles de rue, ou le plus souvent heureusement de batailles folliculaires par journaux interposés, où on s’envoyait à la figure avec une violence rare les épithètes les plus malsonnantes, à droite comme à gauche. Mais ça c’était une très petite minorité.

S’il y a des recherches sur l’UNEF avant 1914, il faudrait beaucoup creuser. La aussi il y a beaucoup de nuances à introduire. Pour mon AG, j’avais fait la recherche, on avait retrouvé pas mal de choses. L’AG avait été dreyfusarde, elle n’était pas du tout à la merci de n’importe quel pouvoir, si ce n’est les pouvoirs républicains qui à l’époque combattaient l’Eglise avec des moyens dont le caractère démocratique serait à revoir. Les AG étaient un lieu où il y avait beaucoup d’étudiants en médecine. C’était chanter les couplets obscènes pour se foutre de la gueule des curés, c’était faire « croa croa », c’était pendre chaque année un curé (en effigie) au pont de la Guillotière pour qu’on aille le chercher. Il y avait des facéties anti-cléricales permanentes. C’était une tradition d’AG très courante. Et en plus, ce côté dreyfusard. A tel point qu’à la fin du siècle s’était crée dans une ville comme la mienne, et je crois qu’on le retrouverait ailleurs, face à l’AG, une AI, une association indépendante qui va durer plusieurs années. Là aussi il y aura réunification avant la guerre de 1914, à peu près au moment où se crée l’UNEF.

A la Libération, à l’AG de Lyon, celle qui a fait la Charte, c’est indubitable que les plus motivés étaient des gens qui idéologiquement étaient portés par quelque chose. Ce n’était pas des « apolitiques ». Etaient-ils encartés ? Je peux vous assurer que c’est beaucoup moins clair. Les communistes oui, mais ce n’était pas aussi simple qu’on l’a dit. Il y a eu un congrès de l’UJRF à Villeurbanne quelques années plus tard où, inquiets de voir monter la force de ce syndicalisme étudiant, les dirigeants nationaux critiquaient les communistes qui étaient à l’AG en trouvant qu’ils étaient trop syndicalistes et pas assez communistes, ce qui à mes yeux n’a pas beaucoup de sens. Mais c’est à mes yeux à moi, dont chacun a compris que j’ai l’esprit œcuménique. Il y avait des gens qui effectivement étaient communistes, mais on le savait, ce n’était pas un entrisme déguisé. L’important c’est que la force du courant syndical était telle dans une AG comme la notre qu’effectivement chacun était là sous sa bannière. Très bien, on discutait. Mais alors, dès qu’il y avait une tentative de mainmise, alors là il y avait un réflexe, qui n’était pas celui de l’apolitisme, qui était le réflexe de ne pas vouloir casser l’unité qui était si difficile et de rejeter le sectarisme ou l’entrisme. C’était très net. Il y a des gens qui se sont fait dégommer parce qu’on avait la sensation qu’ils faisaient primer une position extérieure sur celle délibérée à l’AG. Alors comme l’a dit Pierre Alexandre dans un débat, il a appris à être minoritaire. Un démocrate c’est celui qui apprend à être minoritaire, avec vocation à être majoritaire. Il y a une vieille phrase de Waldeck-Rousseau, qui n’était pas un révolutionnaire : en démocratie l’essentiel c’est d’avoir raison, la majorité est une question de date, c’est ça l’espérance. C’est une des phrases que nous citions souvent à l’AG de Lyon.

Donc, ce moment intellectuel, je vous demande de le comprendre : il y a des gens qui ne sont pas du tout les mêmes. Il y a tous ceux qui cèdent à l’immense séduction du marxisme triomphant -ou paraissant triompher- sous des formes diverses, car tout le monde, par delà les apparences, n’a pas tout à fait la même obédience. Il y a de puissants courants libérateurs des peuples, libérateurs d’esprit, en tous cas qui dans la classe ouvrière est l’essentiel. Il y a aussi un courant chrétien qui n’est pas le courant « cul-beni », c’est la tradition bernanosienne par exemple, qui est la tradition de l’invective, de la polémique forte, et qui se méfie même de ce qui deviendra la démocratie chrétienne centriste. Ce sont des gens qui ont su ce que c’était que de prendre des armes à la main, des gens à qui on n’en conte pas sur ce terrain là.

C’est ce moment où nous nous voyons arriver avec d’autres yeux que ceux qui veulent le petit parlement étudiant, l’UPOE ou d’autres, sous leurs bannières particulières. Nous, nous disons : il faut un mouvement qui sera unifié, il faut faire l’amalgame. On s’était divisés dans la Résistance, ça nous avait coûté cher. On se méfiait les uns des autres. On se disputait les armes parfois. L’unité ne s’était faite que tout à fait à la fin. On s’était dit quand même, quel temps perdu, combien de morts seraient vivants à nos côtés si nous nous étions unis plus tôt. Tout cela, nous l’avions dans la tête, et nous avons donc décidé de nous mettre d’accord, par delà nos querelles idéologiques, sur quelque chose qui serait ce texte : quoiqu’il en soit nous sommes tous des jeunes, nous sommes tous des travailleurs, nous sommes tous des intellectuels. Alors les intellectuels, quelle vérité ? Quel sens de l’histoire ? Ne croyez pas qu’on a évité ça. Ca me fait rire qu’on nous fasse passer à l’heure actuelle pour des gens qui ne réfléchissaient pas. Les débats idéologiques je peux vous dire qu’il y en avait au restau de l’AG, tous les matins, tous les midis et tous les soirs. Mais pas un instant ça ne nous poussait à l’esprit groupusculaire. Il fallait d’abord créer le syndicalisme.

Un syndicalisme de type nouveau

Donc, on dit, pour en sortir, il ne faut pas du parlementarisme qui va diviser. Une seule idée : un syndicalisme d’un type nouveau. Il ne faut pas que ce soit du corporatisme, c’était Vichy, c’était les faluchards qui n’étaient que des faluchards pendant que nous, nous nous battions. Syndicalisme c’était un mot nouveau. Sun dicare, on devait combattre ensemble. Et bien, très bien, on va faire du syndicalisme. C’était un mot qui faisait peur dans nos bons milieux issus des classes moyennes. Mais un mot qui avait une résonance pour incarner la volonté de réforme.

Pour le reste, ce que veut dire le mot « syndical », j’ai déjà dit qu’on n’avait pas d’illusion. Ce n’était pas une copie pour être une séquelle ouvriériste. On en avait beaucoup discuté avec Miguet. Il n’y avait pas tous les clivages syndicaux, on est avant la scission CGT/FO. On espérait même une réunification complète du syndicalisme français. On s’était demandé à un moment s’il ne fallait pas faire une section étudiante d’une confédération générale du travail qui aurait couvert tous les travailleurs. Ca a été étudié très vite. En une semaine, on a dit, « non, ça, ça ne marche pas, ça ne correspond ni à la sensibilité, ni aux besoins immédiats, on n’aura pas l’autonomie de pensée suffisante, il fait l’autonomie de pensée ». En revanche, c’est vrai qu’on ne peut pas faire un corporatisme.

Mais aux yeux de quelques uns, la leçon n’avait pas été tirée. Il y avait eu un congrès à Dax un an auparavant. Il y a l’UNEF, elle a repris sa place, honorablement. et ne s’est pas discréditée comme on l’a dit trop rapidement. Il y avait des situations diverses, pas de simplisme. Mais, c’est clair que dans la ville de Lyon, capitale de la Résistance, on estime bien sûr qu’il faut gérer, mais on ne peut pas faire que gérer.

Alors là, c’est très clair. Voilà ce qu’on écrit à l’époque, en juin 1946 (c’est imprimé un mois après le congrès de Grenoble). J’explique un an d’efforts, ce que j’ai fait en un an, avec le comité qui m’a élu. « Expériences où s’exerce la double fonction de l’AG : gestion des services matériels d’une part [on commence par là], fonction représentative d’autre part. Dans le domaine des services matériels, un immense effort d’adaptation a été apporté ». On explique, on est passé de 100 à 1000 repas, on a tout changé, etc.. Moi-même je n’étais pas logé. Le jour où j’ai été élu, je venais enfin de trouver un petit logement dans une maison bombardée, très, très loin. C’est comme ça que pendant plusieurs mois j’ai vécu chez un copain de résistance qui était du tri postal, à côté de la gare de Perrache. Alors comme il se levait à 5 heures, je me levais à 5h moins le quart pour que la concierge ne me voie pas sortir parce que je n’avais pas le droit d’être là. On était beaucoup à faire comme ça. Il y avait une toute petite maison d’étudiants, puis après on a réquisitionné donc les boxons, ça faisait déjà de la place, puis après des vieux forts, comme le vieux fort Saint Irenée qui est maintenant une cité universitaire.. Tout cela pour dire la primauté du matériel. Je passe là dessus. Puis, l’article se poursuit : « mais il est bien évident qu’en l’an 1946, une association d’étudiants ne peut se contenter d’être une cantine, un club ou un pince-fesses [les bals recommençaient, on avait été privé de tout ça, ça nous avait ramené des adhérents aussi]. La fonction représentative de l’AG nous aide à dégager nécessairement les bases d’un syndicalisme étudiant. Dans le domaine des difficultés matérielles que nous venons d’étudier, il s’agissait de questions de locaux ou de matériel. Ici il s’agit de questions de principe ». C’est parfaitement clair. « Qu’est-ce qu’un syndicalisme étudiant. Il ne faut pas que l’identité nécessaire terminologique fasse pousser trop loin la comparaison avec le syndicalisme ouvrier. Il suffit de rappeler la différence essentielle des conditions d’exercice des deux mouvements : alors qu’il y a une classe ouvrière, il n’y a qu’un milieu transitoire étudiant. Etre ouvrier, c’est un état. Etre étudiant, n’est qu’une étape. Mais aussi nous pensons qu’en tant qu’intellectuels, l’étudiant a des droits et des devoirs propres, en plus de ceux qui lui sont communs avec l’ensemble des autres travailleurs. Et il est bien évident que la part la plus originale de l’activité des associations d’étudiants doit d’être de programmer, de promouvoir ses droits et de faire prendre conscience de ses devoirs ». Donc il y a une espèce de fierté, c’est sûr. La première chose en entrant à l’AG c’est la plaque « à nos camarades tombés de 1939 à 1945 pour l’honneur étudiant, la patrie française, la liberté du monde ». C’est comme cela que nous parlions. Cette espèce de lyrisme qui paraît un peu ridicule à tout le monde aujourd’hui, nous compris, à l’époque il est le langage naturel. Personne n’en rit, et pour cause… Il y a les torturés qui survivent. C’est tout de même un climat… Si on ne comprend pas cela, tout le reste ne sert à rien. Là il y a une fierté très grande de dire que tout de même, ces gens là ne sont pas morts pour rien. Alors vous verrez que l’annuaire de l’AG, préparé par des gens qui ne sont pas des élus, termine « puisse cet annuaire que nous dédions pieusement à tous les étudiants dont les corps mutilés jalonnent les routes de notre pays être un exemple et une promesse. Puisse aussi ce petit livre être un témoignage de confiance qui engage l’espoir pour ceux de nos camarades qui aspirent encore à la liberté que nous avons déjà reconquise. ». Ce sont des conditions, là, qui pouvaient un jour où l’autre rediviser, notamment sur les pays de l’Est. Cela n’a pas été si simple que ça. Mais tout cela pour dire qu’il y a la volonté très claire de ne pas s’occuper que des problèmes matériels. Il fallait donc affirmer quels étaient les devoirs, ce rôle original, cette mission comme on dit, puisque l’on dit -il faut reprendre les mots- c’est ni dogmatique, ni pragmatique : c’est un moment d’histoire.

Il y avait tout de même des organisations qui considéraient l’UNEF, notamment pour des raisons culturelles, comme une organisation de bringueurs. Il y avait une tradition d’anti-cléricalisme qu’avait eu l’UNEF. Tradition très ancienne. Il y a un clivage. L’AG, c’est « à gauche ». C’est un mot, c’est toutes les ambiguïtés du radicalisme, c’est très carabin. Ce qui explique les réticences qui dureront très longtemps des milieux catholiques, notamment jecistes ou pas. Donc l’UPOE était préférée quand même. La FFEC avait en effet longtemps rêvé d’être une espèce de CFTC étudiante. Quelques années plus tard, avec Georges Suffert, président de la FFEC, qui avait été aussi au 11 novembre, on a arbitré les derniers arrangements. Il y avait aussi Mandouze, qui était l’héritage de Témoignage chrétien de la Résistance.

A ce propos, je ne veux pas faire de mauvaise querelle, mais j’ai été revendiqué souvent comme jéciste, or je ne l’ai jamais été ni de près, ni de loin. On a étiqueté beaucoup de gens après coup. Par contre, voici ce qu’écrivait le représentant de la JEC à Lyon, « les étudiants chrétiens à l’université », il faut le lire, ce n’est pas d’un enthousiasme fou. Il remercie l’annuaire de faire de la place à tout le monde, mais ils sentent bien qu’il se fait un mouvement puissant qui échappe à l’époque à tout contrôle. Individuellement, des gens comme Miguet, (même s’il n’en était pas membre) comme Jean Bergeret sont de la même tradition jeciste. Leurs amis étaient peut-être jécistes. La JEC a joué le rôle de préparation dans les idées, indubitablement. Tout ça était passé à l’amalgame. Ce n’est pas l’appartenance à la JEC qui compte, c’est plutôt tout un milieu.

C’est très frappant, dans la presse clandestine, on ne va pas refaire la république d’avant. De ce point de vue là, ça explique la vision syndicaliste, non pour nous raccrocher au syndicalisme ouvrier. C’était pour nous différencier à la fois du corporatisme, associé à Vichy. Vichy n’avait pas dissous tous les syndicats, il avait dissout le syndicalisme. De l’autre côté, on ne voulait pas être une organisation parlementaire. Donc par rapport à l’UPOE, où ce qui en restait -nous on savait très bien que le poisson était bien noyé- mais ce n’est pas par hasard que des années après la FFEC s’en prévaut encore.

Le sens de la Charte de Grenoble

Je ne suis pas là pour secouer la poussière sur un texte archaïque. Je suis de ceux qui pensent que plus que jamais la leçon qui fut donnée il y a 60 ans ferait bien d’être présente dans tous les cœurs et tous les esprits.

Quelle est la signification de ce texte qui s’appelle désormais la Charte de Grenoble, parce qu’il fut voté dans un congrès de ce qu’on maintenant on appelle la grande UNEF, avec quelque nostalgie, il y a effectivement 60 années dans la ville de Grenoble où se tenait ledit congrès.

Il y a un texte, il y a un contexte. Comprendre la Charte de Grenoble, c’est comprendre le moment historique.

Je tiens beaucoup, excusez-moi de le faire par petites touches, à ce qu’on comprenne bien ce que cela veut dire « être conscients du moment historique de l’époque ». C’est l’histoire telle qu’elle a très bien été rappelée tout à l’heure. L’histoire où on n’était pas logés, où on crevait de faim, où on mangeait notre ceinture de cuir le soir, il faut voir tout de même ce que cela voulait dire. A l’heure actuelle, les étudiants actuels, j’en connais le sort, mais honnêtement ce n’est pas pareil. En même temps, c’était eux qui avaient laissé leurs copains. On ne pouvait pas leur dire « on va recommencer la faluche ». Si c’est à l’endroit où est tombé Gilbert Dru, oui, mais pas si c’est comme avant si c’est pour faire la tournée des bordels, ce qui était effectivement plus de la moitié du temps des congrès de l’UNEF d’avant guerre. La critique du mouvement folklorique n’est pas fausse. Mais l’idée de l’amalgame… l’AG de Lyon parée de son prestige intellectuel a édité en même temps un des premiers chansonniers étudiants tout de suite après. On n’était pas coupés, divisés comme après les gens l’ont dit. « Minos » et « majos », c’est une terminologie ultérieure. On était tantôt minoritaire, tantôt majoritaire. Moi j’étais surtout au départ minoritaire, mais je trouvais ça normal. Une idée nouvelle est minoritaire, comme partout, avec une vocation majoritaire évidente. Il y avait un sens du mouvement, un effet d’union quand même très fort.

Dans le préambule il y a la référence à la nouvelle déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est un hommage à ce que disait Cassin (j’ai été heureux, à 70 ans d’être le successeur de Cassin à la Commission des droits de l’homme qu’il a fondée. Il y a quelques trajectoires qui ont aussi leur sens). «  Le monde du travail et de la jeunesse », “le travail” et “la jeunesse”, c’est les mêmes mots, jeunes travailleurs. « Dégagent les bases d’une révolution économique et sociale au service de l’homme », c’est vrai qu’il y avait cette espèce d’humanisme travailliste. Ca c’est clair. Mais ca, on pouvait le faire partager : dans le tripartisme, tout le monde l’avait. (Dans le CNR, il y avait des gens qui ont fondé plus tard le Parti républicain de la liberté, violemment anticommuniste.) Il y avait une acceptation au sortir de la guerre de la nécessité d’une transformation profonde sur le plan économique et social.

Le texte vaut mieux que tous les commentaires, et je suis de ceux qui se méfient des reconstitutions de l’histoire faite sur la seule mémoire. Il y a là un texte. Je rappelle simplement aux historiens qu’il ne faut pas isoler le texte qu’on appelle au sens précis la « Charte de Grenoble », de ce qui est en réalité la « déclaration des droits et devoirs de l’étudiant » préparée par la commission syndicale de l’AG de Lyon. Car la « Charte » est un morceau d’un texte plus large qui s’appelle « projet de réforme de l’UNEF et des AG élaboré par la commission d’études syndicales de l’AGEL ».

Il y a une première partie : « nécessité d’une réforme de l’UNEF et des AG » Je crois qu’aujourd’hui encore on serait bien inspiré de relire cela. Il faut d’abord être persuadé de la nécessité d’une réforme pour la réaliser, pour en dégager ensuite les voies et moyens, il faut une volonté réformatrice forte. Il ne s’agit pas de s’adresser aux gouvernements successifs pour dire « on manque de volonté politique ». Il faut aussi que la société civile, ceux qui veulent réformer, donnent l’exemple de la volonté réformatrice. C’est ce qui nous animait, et qui, pour ma part m’anime toujours : volonté réformatrice à l’intérieur de la société sans attendre que d’autres au gouvernement, au Parlement ou ailleurs, vous disent comment réformer. Donc il y a toute une première partie à relire : « nécessité d’une réforme de l’UNEF et de ses AG ». Il y a les leçons à tirer de ce qui s’était passé avant guerre, de ce qui s’était passé pendant la guerre, notamment pendant l’Occupation, et de ce qui se passait à la Libération que nous venions de vivre. Je parlerai plus tard ; en détail du contexte, mais d’abord le texte. Relisez ces deux pages, ça fait deux pages, ensuite il y a une page pour la déclaration des droits et devoirs de l’étudiant qui devient la Charte avec un préambule et sept articles. Et puis il y a encore trois autres pages, qui traitent des voies et moyens. Ce n’était pas un texte comme ça, symbolique, pour faire bien. Il y avait les voies et moyens dont d’ailleurs la nature peut étonner aujourd’hui. Car quand on imagine de graves intellectuels rédigeant ce texte, ce qui est le cas de certains, on est un peu étonné de voir par exemple qu’ils prônaient les « monômes dévastateurs ». C’est comme ça, c’est le texte qu’il faut prendre intégralement pour le comprendre. Il faut comprendre cet amalgame assez exceptionnel me semble t’il, qui fut fait non seulement de ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas, les deux grands courants issus de la Résistance, mais aussi avec ceux qui étaient les faluchards, ceux qui avaient traversé l’Occupation en étant un peu trop attentistes. Malgré tout ils étaient la masse, nous le savions bien nous. Et bien cette masse là nous ne la regardions pas de haut. Ils étaient nos camarades, et nous savions que c’était à leur service, pour eux, mais par eux, que nous pouvions seulement réussir la réforme. Donc, il y a cet amalgame, il faut le comprendre, y compris avec ceux qui n’avaient pas participé comme nous, ou plus tard, à ce qui nous paraissait être le combat de la dignité et de l’honneur étudiants. Donc il y a ces trois pages, il faut les relire, avec également tout ce qui est annoncé sur le plan gestionnaire : « économie des forces sur le plan social et culturel » que nous préconisions pour la gestion des œuvres, avec de nouvelles solutions. Cela est un tout. Ce que je demande donc c’est que tous ceux qui analyseront le texte veuillent bien l’intégrer dans l’ensemble textuel plus important qui est donc le projet de réforme de l’UNEF et des AG présenté donc par la commission d’études syndicales de l’AGE de Lyon au congrès Grenoble. Là, il n’a pas été adopté dans l’enthousiasme, je le dis tout de suite, ce serait un contresens historique absolu, mais dans la résignation non plus, ce serait un autre contresens. Il est adopté, mais dans un certain étonnement par beaucoup qui se disent « après tout, ces gens là ont l’air convaincus, ils font du bon boulot ». Nous étions déjà la première AG de France par le nombre, par la fierté des réalisations matérielles, en même temps on n’était pas les derniers à chanter les vieilles chansons, on était présentables à tous les bords. On posait une question et c’est vrai que finalement après beaucoup de discours on se disait « à quoi va servir ce texte ». Certains se sont dit, après tout, comme on dit, ça ne mange pas de pain, on va toujours le voter. Il y avait quand même une fierté, y compris à travers ce style qui paraît aujourd’hui dépassé, l’évocation d’un « moment historique », il y avait une fierté à se dire tout de même que l’UNEF à travers ça, en se raccrochant à ça, allait peut-être, peut-être un peu tardivement pour certains, mais quand même, sauver l’honneur, fut-ce après-coup.

Il y a le moment de l’histoire. Je crois que pour comprendre le contexte, il faut voir le moment de l’histoire où on se situe, qui est retracé dans le préambule de la Charte. Il y a ensuite la situation intellectuelle du milieu étudiant, que la Charte elle-même dans ses articles retrace bien. Et puis il y a la situation matérielle, tout à fait sous-estimée par beaucoup présentement, qui était celle du milieu étudiant, et qui explique ce pragmatisme extraordinaire, cette volonté des voies et moyens pour s’occuper de tout, y compris d’être des marchands de soupe. Tout cela forme un tout, ce qui explique qu’on puisse amalgamer les esprits les plus divers, c’est qu’on s’occupe de tout à la fois. Dans ce qui fut un grand moment historique de l’Histoire non seulement de la France, mais de l’Histoire de l’Europe et du monde, au sortir du grand conflit mondial, il y avait cette volonté de se situer dans le grand courant, de ne pas revenir dans le petit hexagone, et puis cette volonté de servir concrètement les étudiants face à une situation matérielle tout à fait désastreuse : la santé, les logements, les restaurants.

« Droits et devoirs », pourquoi ? Le pays était par terre. Pour aller à l’Université à Lyon, il fallait traverser les ponts de bois. Il y avait le devoir de reconstruction. Là dessus, il n’y avait pas de débats

La valeur historique de l’époque

Sur le moment historique, rien n’est meilleur que de relire le texte. C’est précisément parce qu’il paraît archaïque à certains que moi je vais le relire avec fierté. La Charte commence comme ça : « Les représentants des étudiants français, légalement réunis en congrès national à Grenoble, conscients de la valeur historique de l’époque ». C’est un moment d’histoire. On veut que l’histoire ne passe pas sans avoir compris comment elle se fait. Quand on parle du sens de l’histoire, ce n’est pas penser qu’il y a un sens unique. C’est la signification de l’histoire, ce n’est pas le sens obligatoire. C’est la signification : qu’est-ce que tout ça veut dire ? est-ce que ces gens se sont fait trouer la peau pour rien ? est-ce qu’il suffit d’être courageux pour que la cause, bonne ou mauvaise, importe peu ? C’est un débat étrangement moderne. Nous on disait non ! La cause importait, donc qu’est-ce qu’on en tire ? Qu’est-ce qui manquait à l’UNEF ? Nous disions que l’UNEF n’a pas su être, n’a pas eu la capacité caractérisée des AG à devenir le foyer de la résistance étudiante au nazisme, qu’il vienne de l’extérieur ou de l’intérieur. Le reproche qu’on faisait, ce n’était pas d’avoir été collabo, c’est de ne pas avoir été le foyer de la résistance active, ce qui n’est pas pareil. Donc, on disait : si ça se reproduit, on ne veut pas que ça recommence. Qu’est-ce qui a manqué, c’est cette haute conscience. D’où « jeunes travailleurs intellectuels » : le « droit à la recherche de la vérité». A la recherche de, pas le droit à la vérité. On n’a jamais prétendu, nous, définir la vérité. Il y a eu une coquille dans un bouquin : l’intellectuel qui a le droit de définir la vérité. C’était une coquille. On aurait tremblé de défendre ça. Non. C’est le contraire : la rechercher, et chacun la trouve où il peut. En revanche, le droit et le devoir de rechercher la vérité, c’est considérable. La Liberté en est la condition première. Alors oui, le droit à la liberté, on savait ce que ça voulait dire. Donc, le climat est clair : c’est conscients de la valeur historique de l’époque. Le mot important c’est historique. C’est ce moment là qui explique le pourquoi de la Charte, et le comment. C’est comme le langage, avec son lyrisme, avec ses simplismes apparents, et en même temps avec le souci extrêmement concret qui fera que plus tard, même des gens qui n’ont pas connu l’Occupation ou qui ont eu une attitude différente, mais qui ont été amalgamés très vite, ne répudieront pas la Charte, parce que la Charte va se révéler extrêmement féconde sur les questions matérielles les plus urgentes. La sécurité sociale, cela se référait directement à la Charte « le droit à la prévoyance sociale” » Prenez les discours des parlementaires : c’est la Charte. Et quand on rate de peu, de très peu, la bataille du présalaire rebaptisé allocation d’études, c’est aussi évidemment au nom de la Charte. Cayol, le rapporteur, qui lui a été très convaincu, est du MRP. C’est le tripartisme, les communistes et les socialistes marchent, ils sont d’accord. On est un mouvement qui fait l’amalgame. La grande idée, c’est l’amalgame, et on fait l’amalgame autour du texte. De ce côté là le rôle historique qu’on a donné à la Charte a été bien rempli. Je le dis, au bout de ma vie je considère qu’une des choses qu’on a pas mal réussi c’est celle là.

« Les représentants des étudiants français, légalement réunis en congrès national à Grenoble ». LEGALEMENT REUNIS. Pour nous, pouvoir se réunir légalement c’était extraordinaire. Légalement et légitimement bien sûr. « Réunis à Grenoble le 24 avril 1946, conscients de la valeur historique de l’époque, où l’Union française élabore la nouvelle déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Nous on s’est battus pour la décolonisation, il faut le savoir. Au même moment un Frantz Fanon qui deviendra quelques années plus tard un des penseurs de la décolonisation, est membre de notre AG, il anime un petit bulletin qui s’appelle Tam-tam. Nous vivons cela. On rêve encore de l’Union française, c’est quelque chose qui serait symbolique dans le monde par rapport aux grands blocs qui vont se constituer et qui vont retarder, ô combien ! , les progrès humains. « Où s’édifie le statut pacifique des nations », et oui, c’est avant la descente du fameux rideau dit de fer. « Où le monde du travail et de la jeunesse dégage les bases d’une révolution économique et sociale au service de l’homme, affirment leur volonté de participer à l’effort unanime de reconstruction [il n’a pas été unanime longtemps, je peux vous le dire], fidèle aux buts traditionnels poursuivis par la jeunesse étudiante française lorsqu’elle était la plus haute conscience de sa mission, fidèle à l’exemple des meilleurs d’entre eux morts dans la lutte du peuple français pour sa liberté, constatant le caractère périmé des institutions qui les régissent, déclare vouloir se placer comme ils l’ont fait si souvent au cours de notre histoire, à l’avant-garde de la jeunesse française en définissant librement comme base de leurs tâches et de leurs revendications, les principes suivants : article premier, l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel ». Je sais qu’on peut paraître, même si j’ai dit le contraire, secouer une vieille poussière historique quand on lit ce texte là. Telle n’est pas ma pensée. Je pense au contraire que cet exemple là, qui ose parler, qui ose le lyrisme nécessaire, c’est cet exemple là qui seul peut mettre en route à la fois les intelligences, les cœurs, et les volontés, c’est à dire tout l’homme. Sinon on a des analystes, et nous n’en manquons pas par les temps qui courent. Mais la synthèse qui seule permet l’action unificatrice et transformatrice, cette synthèse là, elle nécessite qu’on se situe dans l’histoire avec audace, clarté et sans craintes sémantiques ou d’autres.

L’étudiant est un jeune travailleur intellectuel

Ensuite, il y a la Charte. La Charte elle-même retrace le moment intellectuel, le milieu étudiant proprement dit : « L’étudiant est un jeune travailleur intellectuel ».

Miguet, était à l’époque étudiant en médecine et au service de garde de l’Hôtel dieu. Pour lui, c’était impensable de parler de jeune travailleur « en formation ». En formation de quoi ? Car à l’époque, les transfusions commencent tout juste. Et les étudiants considèrent qu’ils sont déjà, même techniquement, des travailleurs. Le rejet du mandarinat ne se fait pas comme en 1968. Il est intellectuel, il est intériorisé. Souvent les mandarins ont été prudents, c’est logique : un mandarin c’est prudent, (souvent, pas toujours). Pendant l’Occupation, la France était fermée dans son hexagone, Le prof de droit civil, on se moquait de lui, on l’appelait « colonel FFI ». Nous les résistants on se moquait des colonels FFI qui prenaient du galon, les résistants du mois de septembre. En revanche, on considérait vraiment Allix, le recteur de la Libération, grande figure du maquis de la Drôme. Nous on était de plein pied avec ça. « En formation » ç’aurait été presque une insulte. Intellectuellement, nos cerveaux étaient prêts. De même qu’avec nos corps nous avions résisté, nos cerveaux étaient prêts à servir la France, à la reconstruction.

Il n’y avait pas de problème pour passer au métier après, il n’y avait pas de césure, immédiatement on trouvait un travail.

On a souvent posé la question, est-ce que la CTI a joué un rôle ? Sincèrement, pour Lyon, je le dis en toute modestie, je ne savais pas que la CTI avait existé, mais cela ne veut pas dire qu’on ne prenait pas les mots au passage. Il y a donc eu quelque chose qui s’appelait travailleurs intellectuels déjà dans l’entre-deux-guerres parce qu’il y avait eu pour la première fois du chômage intellectuel. Donc cette idée avait progressé, mais chez les étudiants, ils ne voyaient pas ça pour eux. C’était les gens au chômage dans les professions à la CTI, alors que nous on partait du jeune travailleur intellectuel. On partait d’un autre point de vue, du fait qu’on était des jeunes et qui ne voulaient pas être que des jeunes, et surtout pas que des jeunes fournissant des colleurs d’affiches pour les partis politiques ou des chantres de chorale pour les curés. On avait le sentiment extrêmement vif de l’autonomie, de même que les femmes qui étaient dans la Résistance, qui avaient joué un tel rôle, ne pouvaient plus accepter de ne même pas voter. Nous les jeunes on avait payé un sacré tribut dans la lutte, on n’acceptait pas de devenir des sous-fifres. Notre génération avait payé de sa personne. Jeunes travailleurs intellectuels, ça nous définissait pleinement.

Economie des forces sur le plan social et culturel : les réalisations.

Alors on avait prévu -c’est le dernier texte de la Charte- pour économiser nos forces sur le plan social et culturel (on ne voulait pas devenir des marchands de soupe) comment cela devait être géré : « les services sociaux et culturels des AG doivent être pris en charge par un comité mixte, constitué comme suit, un délégué de l’université désigné par le recteur, deux délégués professeurs ou personnalités de la ville anciens membres de l’AG, choisis par le comité de l’AG et révocables par lui, trois délégués de l’AG élus par le comité ». La gestion autogestionnaire était en marche.

Tout ça se traduisait par des actions : pour le restaurant, mais ça vaut pour tout : pour le logement. On vivait des conditions matérielles très difficiles, c’est vrai. Les sanas étaient pleins, absolument pleins. Donc, une volonté matérielle très forte d’organiser les œuvres en même temps, ce qu’on a fait avec un succès inégalé. Passer de 70 à 1200 repas à l’époque avec des subventions ultra médiocres, il fallait le faire. En même temps l’affichage idéologique, puisqu’on y tient, c’est une plaque le jour de l’inauguration : « ce matériel acquis grâce à l’effort étudiant développé ici pendant trois années est [en grosses lettres, cela vous fera rire] PROPRIETE ETUDIANTE DU RESTAURANT COOPERATIF DE L’AGEL ». La notion juridique de propriété étudiante, le conseiller d’Etat que je suis devenu aurait quelque peine à le définir. Qu’importe, ça veut dire aux gens : « ce n’est pas parce que vous nous donnez des subventions que vous allez gouverner les œuvres ». C’est notre combat qui a permis ça, c’est nous qui devons les contrôler.

Un an et demi après le congrès de Grenoble, on faisait voter la sécurité sociale alors qu’on n’avait pas un sou, qu’on nous opposait de très bonnes raisons pour la gestion. Car non seulement nous avons demandé, bien sûr, fidèles à la Charte, le bénéfice de la sécurité sociale, mais nous avons demandé la gestion mutualiste. C’était d’un culot monstre puisqu’il n’y avait aucune mutuelle étudiante. Et nous nous sommes référés aux fonctionnaires. On était de bons juristes déjà, on préparait bien nos dossiers : on avait vu que les fonctionnaires avaient obtenu, pour des raisons parfaitement corporatives, la loi Morice, pour que leurs mutuelles puissent continuer à gérer leur sécurité sociale. Ce que les fonctionnaires ont, pourquoi ne l’aurions nous pas ? J’ai crée la première mutuelle, avec Lebert, c’était très facile.

Résolution finale de l’AGEL au congrès de Grenoble. Lyon étudiant 1946

Résolution finale de l’AGEL au congrès de Grenoble. Lyon étudiant 1946

La bataille a existé pour la sécurité sociale étudiante. La force de l’UNEF, c’est que précisément elle échappait aux étiquetages durables, qu’elle permettait aux gens des groupes -d’abord ceux du tripartisme : PC, PS et MRP, mais aussi quelqu’un comme Mme Devaux, qui était ancienne, au Sénat, du PRL a beaucoup fait pour la sécurité sociale. Tout l’éventail politique pouvait se reconnaître dans les propositions présentées par l’UNEF, tant que c’était l’UNEF qui les présentait. Les mêmes demandes présentées sous une étiquette différente, vraisemblablement auraient suscité dans les partis des résistances beaucoup plus ouvertes. C’était aussi une des forces de l’UNEF : l’amalgame à l’intérieur et à l’extérieur d’avoir ce spectre large, sans exclusive.

L’année suivante, la carte d’AG avait deux volets : d’un côté les avantages propres à l’AG (le restaurant, etc.), et puis il y avait le volet de la mutuelle que nous venions de constituer. Effectivement, deux étudiants lyonnais sur trois étaient membres de l’AG, de la mutuelle, de tout. Les services étaient tels… On donnait aussi des réductions sur les cinés. Mais on avait résolu fantastiquement les problèmes matériels avec une efficacité redoutable : le restaurant était une réussite, et beaucoup d’AG faisaient pareil. Donc on retrouvait des gens qui, quand on lit ce texte, on se demande si tout le monde a compris ? Moi je prétends qu’il y avait tout de même une très forte minorité qui a compris ce que cela voulait dire. Une autre était sceptique. Au congrès de Grenoble, je me souviens très bien du débat : la plupart des gens disaient, « ça ne servira à rien, c’est des mots ». Nous on a assez vite convaincu. Parce qu’en même temps on dialoguait, on échangeait nos expériences concrètes. L’AG de Lyon n’était pas une AG détachée du temps. C’était quand même l’AG qui avait le plus gros restaurant, qui a été une des premières coopératives d’édition : nous avions piqué aux profs, qui touchaient du fric chez des libraires sur leurs cours. On avait envahi leurs locaux : « interdiction ! vous devez donner gratuitement vos cours ». Nous avions réussi à avoir deux machines et nous éditions nous-mêmes les cours. Ce que tous les étudiants comprenaient partout. Donc, le prestige que donnait la réussite matérielle faisait que, même ceux qui au départ se disaient que le texte est un peu théorique, hésitaient et disaient « après tout, on va tenter ». Et puis très vite il y a eu, notamment à travers la bataille pour la sécurité sociale, essentielle pour se soigner (les étudiants ne pouvaient plus être au sana de St Hilaire qui était plein). L’intérêt d’être au régime général de sécurité sociale était une évidence. ce n’était pas une question doctrinale abstraite.

La réforme de l’enseignement.

Nous, on était persuadés que la réforme de l’enseignement se passerait beaucoup mieux. Ce n’est pas une bataille corporative pour que l’UNEF y soit. Certes, nous pensions que c’était nous la jeunesse, que par la place que nous occupions nous étions indispensables pour faire une vraie réforme, qu’aussi prestigieux soient-ils, Langevin et Vallon, s’ils ne nous avaient pas avec eux, ils ne feraient pas une bonne réforme.

Là, sur la réforme de l’enseignement, je crois que nous avions raison. On avait résumé ça dans deux formules : la démocratisation et la revalorisation qui devaient aller de pair. Encore des années après nous écrivions « Toute démocratisation sans revalorisation correspondante est un leurre, elle conduit à l’encombrement des carrières et au sevrage intellectuel » et à l’inverse « toute revalorisation sans démocratisation est un leurre, elle conduit à l’esprit de caste… », qui était aussi un autre péril évident. Les commissions d’experts existaient déjà. Nous, nous étions très clairs, nous étions porteurs d’un vœu : il y a des gens qui sont capables de vous éclairer, d’écrire. Au Conseil d’université où je siégeais avec les profs et le recteur, on avait notre place. Il y avait le prestige de la lutte contre l’occupant, on était les camarades de Gilbert Dru, on en était les héritiers. Après, cela s’est estompé. Evidemment, ce « moment historique » a été dépassé. Il est très compréhensible que l’on n’ait pas pu jouer ce rôle trop longtemps aussi. Ce n’est pas seulement à cause du panorama général (guerre froide), c’est aussi que le moment de l’histoire était passé.

La représentativité de l’UNEF

De même, avec les délégués Capitant, comment on a fait ? . C’était très simple : on a été voir le recteur, qui était le recteur de la Libération, grande figure : « Monsieur le recteur, les élections des délégués Capitant, c’est l’AG qui s’en occupe. Voici la date que nous proposons, nous tenons le urnes et nous annoncerons les résultats. Les candidats seront proposés par l’AG, tous les étudiants voteront ». Et c’était très fort, pourquoi ? C’était comme les Comités d’entreprise ou les délégués du personnel. Pourquoi seulement les membres de l’AG pourraient-ils être éligibles ? Je dis, au CE, pour les DP, tout le monde vote, en revanche seules les organisations représentatives au premier tour peuvent se présenter. C’était dans la ligne du droit du travail français. Le fait de dire on est des travailleurs avait de la portée. Nous sommes dans le droit commun du travail. Evidemment des gens s’indignaient : « comment, vous voulez empêcher les autres étudiants… » Effectivement, on voulait empêcher quelques collabos. Mais même là il y avait des textes. dans le code du travail, il fallait avoir eu une attitude patriotique sous l’Occupation. C’était en toutes lettres. C’était très clair. Donc, j’ai été élu en droit, j’étais délégué Capitant. C’est moi qui représentais les étudiants au Conseil d’université, partout.

Avec un type comme le recteur, on discutait de plein pied[1]. Il n’avait pas été nommé recteur dans les règles administratives : le doyen de la fac des lettres aussi était devenu persona non grata pour avoir été, sinon collabo, du moins propagandiste. Dès que l’administration s’est remise en place, elle a voulu remplacer le recteur provisoire de la Libération pour mettre un recteur classique. Nous avons dit à l’AG, il n’en est pas question. Nous avons le recteur de la Libération, nous voulons le garder. Nous avons organisé sur-le-champ un monôme, plusieurs milliers d’étudiants, pour aller à la gare « accueillir » le nouveau recteur. On disait « s’il descend, il va voir, on va le reconduire ». On n’a jamais su s’il est arrivé ou pas, et ça s’est terminé de façon très émouvante. On a fait plusieurs monômes dans Perrache, on est descendus par toute la rue Victor Hugo, et on est allés encore une fois Place Bellecour. Ca mobilisait. Alors, quand on me dit « les gens ne comprenaient pas »… Ils ne comprenaient peut-être pas le détail, ce que voulait dire « jeune travailleur intellectuel ». Mais quand on allait dans les amphis et qu’on décidait quelque chose, il y avait du monde dans la rue. Quand on votait, quand c’était l’AG qui organisait, il y avait tout de même du monde. On était très œcuménique : à l’AG il y avait tout le monde

Le vieil octogénaire que je suis devenu tient à vous dire une chose : il croit plus que jamais au moment d’extraordinaire liberté intellectuelle et de fraternité qu’il a vécu il y a 60 ans, il croit plus que jamais que c’est la voie préférentielle pour sortir du marasme et de la morosité où se complaisent trop souvent les générations qui ont succédé. Voilà ce que j’ai à dire, je le dis bien sûr schématiquement avec beaucoup de simplisme parce que le temps m’est mesuré, mais il y a une chose qui ne me sera pas mesurée, c’est la passion profonde que je garde au fond du cœur et la volonté qui m’animera jusqu’à mon dernier souffle d’être fidèle à ce qu’ensemble, il y a soixante ans, nous avions défini.

[1] Le recteur Allix préface le journal de l’AG, Lyon étudiant 46.

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