2011 – Le Monde – Le bizutage, ou “le souvenir de rites humiliants”

Déjà mis en examen pour violences volontaires en réunion avec arme après l'”intégration” d’un élève, des bizuteurs ont aussi été exclus de Dauphine. Une affaire qui rouvre le débat sur cette pratique

Par Nathalie Brafman

Publié le 17 décembre 2011 à 13h25, modifié le 16 novembre 2012 à 18h17 

Source : https://www.lemonde.fr/societe/article/2011/12/17/bizutage-le-souvenir-de-rites-humiliants_1620088_3224.html

La scène s’est passée fin octobre dans l’une des plus prestigieuses universités françaises : Paris-Dauphine. Lors d’une réunion de recrutement de nouveaux adhérents de la Jeune association pour la promotion des activités à Dauphine (Japad), l’un des membres – ils étaient quatre en tout -, sous l’emprise de l’alcool, grave le nom de l’association, en lettres de sang, dans le dos d’un étudiant de première année de licence d’économie et de gestion.

Celui-ci a porté plainte deux jours plus tard. Aux policiers, il a raconté avoir été attaché, frappé, forcé à boire de l’alcool et avoir subi une simulation d’étouffement. Depuis, les quatre membres de Japad ont été mis en examen pour violences volontaires en réunion avec arme. Une autre sanction est tombée jeudi 15 décembre, lors d’un conseil de discipline tenu par leur université : l’un d’entre eux a été exclu définitivement de Dauphine, trois autres de façon temporaire (une pour quatre ans, deux autres pour trois ans). Japad, l’une des plus anciennes associations de la faculté, avait été immédiatement interdite par le président de l’université, Laurent Batsch. C’est elle qui organisait le célèbre gala annuel des étudiants. Depuis des années, ses pratiques sulfureuses, sectaires, sexistes et violentes étaient connues d’un grand nombre d’étudiants.

En brisant la loi du silence, ce jeune étudiant a sans le vouloir rouvert la polémique sur le bizutage. Une pratique qui remonte à la nuit des temps, et qui conserve quelques ardents défenseurs. Ils considèrent qu’elle préparerait au monde de l’entreprise. “Si jamais quelqu’un ne supporte pas une épreuve bon enfant, comment fera-t-il plus tard pour prendre des décisions difficiles, virer des gens ou supporter une pression énorme de son chef ?”, avance un ancien étudiant de l’Ecole nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers.

Mater les petits nouveaux au prétexte que ça fédère un groupe pour les années à venir, et peut-être même pour la vie, est une idée qui perdure. Comportements dégradants, insultes, jeux à caractère sexuel (concours de simulation d’orgasme, de fellation, etc.), absorption de grandes quantités d’alcool, de croquettes pour chien… Ces pratiques ont la vie dure. Ancienne élève d’HEC à Sainte-Geneviève (Versailles), Valérie Pécresse, aujourd’hui ministre du budget, avait déclaré, sur RTL, qu’elle-même avait subi un bizutage extrêmement dur en classe préparatoire : “Je garde le souvenir de rites humiliants moralement et psychologiquement, qu’on peut supporter quand on est soi-même très solide, mais qui peuvent briser des jeunes et pour toute l’année.”

A chaque rentrée, le Comité national contre le bizutage reçoit “une vingtaine de témoignages de petits nouveaux ou de leurs parents”, selon sa présidente, Marie-France Henry. Pourtant, depuis la loi du 17 juin 1998, le “fait, pour une personne, d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations, ou de réunions liées aux milieux scolaires et socio-éducatifs” est puni de 6 mois de prison et de 7 500 euros d’amende. Depuis cette loi, le terme bizutage a disparu du vocabulaire. Désormais, on parle d'”intégration”. Mais, à côté de certaines coutumes rigolotes et non humiliantes ni dangereuses, subsistent certains excès.

“Adrien”, 27 ans, qui a répondu à un appel à témoignages sur Lemonde.fr et a désiré rester anonyme, n’oubliera jamais sa petite soirée d’intégration. Jeune étudiant en première année d’une grande école de commerce, il venait d’entrer dans une des associations de l’école : “Pour fêter ça, un type m’a emmené dans un bar. Là, j’ai ingurgité en moins de dix minutes l’équivalent de deux bouteilles d’alcool fort. Mes verres étaient remplis à 80 % d’alcool et 20 % de jus, ceux de mon acolyte, le contraire. En général, il faut aller se faire vomir immédiatement. Je ne l’ai pas fait.” L’affaire s’est terminée à l’hôpital.

Adrien reconnaît que personne ne l’avait forcé à boire autant. Aurait-il pu dire non ? Ou stop ? “J’ai pris ça comme un rite initiatique, un peu comme dans les tribus africaines ou d’Amérique latine. C’est vrai, il y a une forme de violence psychologique. Un effet d’entraînement. Certains ont refusé de venir boire. Peut-être que j’étais plus con qu’eux”, dit-il aujourd’hui. Aurait-il pu infliger la même épreuve à un jeune de première année ? Il “pense que oui”.

L’alcool serait un ingrédient indispensable pour solidariser les élèves d’une promo. Il coule à flots pendant les week-ends d’intégration (WEI, prononcez “oueille”). “C’est vrai que vomir ensemble, ça soude !”, rigole Félix, étudiant dans une école de commerce. Et la perte d’inhibition provoquée par l’alcool est d’autant plus importante qu’elle est souvent associée à un effet de groupe. “Les étudiants pensent, que s’ils refusent, ils seront considérés comme faibles. Ils auront le sentiment d’avoir échoué à une épreuve”, déplore Samuel Lepastier, psychiatre qui a longtemps travaillé sur le bizutage.

“Nous devions boire une bassine entière d’alcool, se souvient “Laurent”, 22 ans, aujourd’hui en troisième année d’une grande école d’ingénieurs. Nous n’avions le droit que de vomir dans la bassine pour la reboire ensuite. Les étudiants des années supérieures, que nous devions appeler “maîtres”, nous faisaient mettre à genoux en ligne pour nous donner une tape avec leurs organes génitaux.”


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Xavier Flambard, directeur de l’Ensait (Ecole nationale des arts et industries textiles de Roubaix) depuis 2005, a trouvé une parade. Dans son école, l’intégration dure trois semaines à raison de quatre soirées par semaine de 21 heures à 3 heures du matin. “C’est long !, avoue-t-il, et ça peut vite déraper.” La débauche d’alcool était telle qu’il a décidé dès son arrivée d’interrompre l’intégration d’une promotion et d’interdire purement et simplement les boissons alcoolisées. Dans la foulée, il a rédigé une charte de bonne conduite qu’il fait signer tous les ans dans l’amphithéâtre de l’école.

Paradoxalement, les étudiants ont accepté sans broncher ces nouvelles règles. Seuls les anciens ont protesté. “Ils trouvaient inadmissible que je revienne sur les traditions. Mais, moi, je dors mieux depuis que j’ai pris ces décisions”, avoue Xavier Flambard.

Au nom des traditions aussi, l’intégration dans les établissements de l’Ecole nationale supérieure d’arts et métiers (Ensam), la plus grande école d’ingénieurs de France, a la vie dure. Lorsqu’ils arrivent en première année, les futurs “Gadzarts” (gars des arts) sont “pris en main” pour trois mois d’intégration baptisés “usinage”. Michel Maya, professeur à l’Ensam de Cluny (Saône-et-Loire), dénonce depuis des années cette “période de transmission des traditions”. Dans les Ensam, le bizutage est plus psychologique que physique et relèverait de la secte, selon certains étudiants. “Pendant trois mois, on les prive de sommeil, on leur impose des contraintes comme, par exemple, travailler sur un chantier tout un week-end sans dormir. Le lundi, ils dorment pendant les cours”, s’insurge Michel Maya.

Le système est bien verrouillé. Dès qu’un étudiant fait mine de s’y opposer, les responsables de l’usinage tentent de le convaincre par tous les moyens de rentrer dans le rang. “Tu seras mis au ban de ta promo pendant ta scolarité, tu seras déclaré “hors usinage”. Ça se verra dans le bottin car tu y figureras en italique et, au final, tu ne trouveras pas de travail.” Ce qui est totalement faux.

“Florent”, 23 ans, s’est rebellé. Il ne voulait pas être aux ordres des élèves de deuxième année. Un jour, il a dit “stop !” à ces pratiques “totalement démodées”. Parfois, on n’avait qu’une minute pour déjeuner. Et il fallait marcher au pas en mettant sa main sur l’épaule de devant. Assister à des cérémonies d’un autre temps avec des élèves cagoulés. Il était hors de question que je sois aux ordres.” Mais s’ils sont nombreux à se plaindre de ces longs mois d’intégration, ils sont peu nombreux à les refuser.

Régulièrement, des étudiants viennent voir Michel Maya au bout d’un ou deux mois, parce que l’usinage les empêche de travailler et que leurs notes sont mauvaises. Paradoxalement, il leur recommande de “faire le gros dos”. “Je ne veux pas que mes étudiants soient les parias de leur promo”, explique-t-il.

Certaines facultés de médecine sont également très accrochées à leurs traditions. A Grenoble, par exemple, les étudiants, candidats au port de la faluche – un petit béret de velours noir orné de rubans de couleur et d’insignes qui permet de se reconnaître – ont dû se soumettre à des jeux sexuels avec des godemichés, gober des yeux de porc et boire… “J’ai des copains qui ont tellement mal vécu ces événements qu’ils ne porteront jamais leur faluche”, raconte “Louise”, étudiante de troisième année.

Bizuté en classe prépa puis lors de son entrée à l’école vétérinaire de Maisons-Alfort (Val-de-Marne), “Mathieu” est de son propre aveu devenu “un méchant bizuteur” par la suite. “J’étais président de l’association qui organisait l’accueil. Je l’ai fait non par vengeance, mais parce que j’avais envie de transmettre toutes les choses positives que j’avais reçues à mon arrivée. En revanche, je n’ai jamais forcé personne. Il n’y avait aucune violence verbale, ni physique.” Ce n’est pas le moindre des paradoxes : les bizutés d’hier font parfois d’excellents bizuteurs.

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